Marx, franc-maçonnerie et sociétés secrètes
La revue Rébellion, bimestriel de l’Organisation Socialiste Révolutionnaire Européenne, dans son numéro 45 (novembre/décembre 2010) a fait un article de 5 pages consacrés à notre ouvrage : Communisme et complotisme. Cette revue national-bolchévique est dans l’ensemble d’accord avec le contenu de notre ouvrage.
Attardons nous donc sur certains points :
Il perce en effet dans cet article, un certain intérêt pour l’ésotérisme, la Tradition Primordiale, René Guénon, etc. (confirmé d’ailleurs par les liens internet du site web de Rébellion).
Rébellion écrit : « Il nous parait qu’il faut être nuancé car on ne peut nier le lien entre le mouvement socialiste lors de son apparition et des doctrines spiritualistes, ésotéristes et occultistes. » Plus loin :
« On nous fera remarquer que ces tendances ont été évaluées par Marx et Engels comme étant liées à la naissance du socialisme et du communisme et qu’il faut à partir de là faire la part du socialisme utopique et du socialisme scientifique, ce qui subsisterait de la première tendance ne représentant qu’une immaturité persistante ou une infiltration/instrumentalisation relevant de l’atmosphère irrationnelle bourgeoise. C’est en partie exact. Mais de nouveau subsiste une part d’ombre dans l’histoire. […]
Il n’est pas exclu que Marx ait fréquenté des sociétés secrètes. A quelle fin ? »
Et la revue cite alors une lettre rarement citée de Marx à Adolf Cluss, du 7 décembre 1852 :
« Les orléanistes – je connais parfaitement un de leurs agents – sont prodigieusement actifs. Thiers est ici en ce moment. Ils ont de nombreux alliés dans l’armée et dans l’entourage direct de Bonaparte. Ils veulent l’assassiner (en janvier) dans son lit. « Nous verrons ». Quoi qu’il arrive, je serai au courant quinze jours avant leur attentat et, par l’intermédiaire de la société secrète des frères et amis à laquelle j’appartiens, j’en informerai le parti révolutionnaire-prolétariens ».
La revue poursuit : « C’est l’unique révélation dans toute l’œuvre de Marx sur son appartenance à cette société secrète sise à Londres. Maximilien Rubel, le traducteur et responsable de l’édition citée ci-dessous, ajoute en note à propos de la formule frères et amis : « La formule était d’usage dans toute la franc-maçonnerie » et cite à son tour : « La Ligue des communistes elle-même devait être organisée en loges, cellules ou sections avec un système ou un rituel correspondant aux compagnonnages ou à la franc-maçonnerie. » Nous n’en saurons pas plus. […]
Marx fut-il, par ailleurs, sensible à la pensée ésotérique sous-jacente à l’idéalisme classique allemand ? Nous l’ignorons. »
Notons dans la note le devait (car finalement personne ne sait) : « La Ligue des communistes elle-même devait être organisée en loges, cellules ou sections avec un système ou un rituel correspondant aux compagnonnages ou à la franc-maçonnerie. » Une supposition sans preuve.
Faisons tout d’abord remarquer que Marx n’a jamais fais partie de la Franc-Maçonnerie. Comme nous l’écrivions dans notre ouvrage : « On ne trouve aucune trace comme quoi Karl Marx aurait rejoint une loge régulière. Les liens maçonniques allégués de Marx viennent de son implication avec la Ligue des Justes. »
Et justement, dans cette lettre de Marx à Adolf Cluss, quand Marx écrit : « de la société secrète des frères et amis à laquelle j’appartiens », il parle en fait de la Ligue des communistes.
Cette Ligue est-elle maçonnique ou a-t-elle des liens maçonniques ?
Intéressons nous donc à cette Ligue des Communistes.
Cette ligue s’appelait au début la Ligue des justes. Engels aida Marx à transformer cette société secrète socialiste de travailleurs émigrés allemands en une Ligue des communistes quand ils tinrent leur premier congrès à Londres en Juin 1847.
En 1848, Engels et Marx furent autorisés à rédiger leur déclaration de principes : « Le Manifeste communiste ». La Ligue des communistes est dissoute en 1852 sur proposition de Marx.
Que fut donc que cette Ligue des Justes ?
A l’origine, il y a une Ligue, la Ligue des Bannis. La Ligue des bannis est le nom d'une organisation créée en 1834 par des immigrants allemands à Paris dont la base idéologique était celle du socialisme utopique.
Elle fut formée par des membres de l'Association des Allemands de Paris, qui avait quant à elle vu le jour en 1832 mais fut contrainte à la clandestinité après que les associations furent prohibées. Jacob Venedey et Theodor Schuster jouèrent un rôle important dans cette société secrète.
Cette société était-elle maçonnique? Non.
D’inspiration maçonnique ? Impossible de savoir avec certitudes. Certes, Jacob Venedey était franc-maçon. Mais ca ne faisait qu’a peine un an qu’il était membre de la franc-maçonnerie. En effet, Venedey a été initié en 1833 à Nancy dans la Loge maçonnique « Saint-Jean de Jérusalem ». (Plus tard en 1853 après son exil il s'installe à Fribourg, et rejoint alors la loge « zur edlen Aussicht ». Il était aussi membre honoraire de la Loge de Bâle « Zur Beständigkeit ».)[1]
Ce qui est certain, c’est que la Ligue des bannis avait une hiérarchie très stricte. Et cette ligue, composée essentiellement d'intellectuels issus de la petite bourgeoisie, interdisait à ses membres d'origine modeste, des artisans et des ouvriers, tout droit de cité lors des grandes décisions. Ce furent ces derniers qui, mécontents de leur statut, fondèrent une nouvelle organisation appelée la Ligue des justes entre 1836 et 1838.
On a donc une Ligue (Ligue des justes), composée uniquement d’ouvriers et artisans, créé en opposition avec une Ligue bourgeoise (Ligue des bannis).
L’interview suivante, par R. Landor, suggère, dans le contexte, que Marx et l’Internationale communiste ne sont aucunement liés à la Franc-Maçonnerie :
« _ Landor : Qu’est-ce que l’Internationale ?
_ Marx : Vous n'avez qu'à regarder les personnes qui composent l’Internationale : des ouvriers.
_ Landor : Oui, mais les soldats n’ont pas besoin d’interprètes de leur savoir-faire, et qui les mettent en mouvement. Je connais certains de vos membres, et je peux croire qu’ils ne sont pas fait du même bois que celui des conspirateurs. Par ailleurs, un secret partagé par un million d'hommes ne serait pas du tout un secret. Mais si ceux-ci n’étaient finalement que les instruments dans les mains d’un audacieux, et, j’espère que vous me pardonnerez, dans les mains d’un conclave au dessus de tous scrupules ?
_ Marx : Il n’y a rien qui puisse le prouver.
_ Landor : Et la dernière insurrection parisienne ? (La Commune)
_ Marx : Je demande tout d’abord la preuve qu’il y a eu des complots à ca, que tout ce qui s’est passé n’est pas le fruit légitime des effets et circonstances du moment. Admettons qu’il y ait eu complot, je demande les preuves de la participation de l’Internationale à celui-ci.
_ Landor : La présence de nombreux communards dans l’Internationale.
_ Marx : Alors la Commune c’était un complot des francs-maçons aussi, leur part de travail en tant qu’individus n’était pas légère. Je ne devrais pas être surpris, aussi, de trouver le Pape reprenant toute l’insurrection à son compte. Mais essayez une autre explication. L'insurrection de Paris a été faite par les ouvriers de Paris. Les plus habiles des ouvriers devaient nécessairement avoir leurs leaders et administration, mais ca arrivaient aussi que les plus habiles des ouvriers soient membres de l’Internationale. Aussi, l’Internationale, en tant que telle, ne peut être en aucun cas responsable de leur action. » [2]
Marx, écrit aussi dans Le Capital (1867) :
« … Transformation du profit en profit moyen lumière d'un raisonnement pour ainsi dire mathématique, pourquoi les capitalistes, qui se conduisent en faux frères lorsqu'ils se font la concurrence, s'entendent comme des francs-maçons lorsqu'il s'agit d'exploiter la classe ouvrière. »
Enfin, nous avons découvert récemment le texte ci-dessous de Marx, grâce à ce site internet :
http://www.critique-sociale.info/index.php/theorie/107-notes-dinterventions-de-marx-septembre-1871 :
En septembre 1871 s'était tenue à Londres une conférence de délégués de l'Association Internationale des Travailleurs. On trouve parfois cité un passage d'une intervention de Karl Marx lors de cette conférence, où il se prononce contre le principe des sociétés secrètes. Ce passage avait été traduit en allemand dans le tome 17 des Werke, et parfois retraduit de l'allemand, alors même que l'original du procès-verbal des débats est en français. Voici l'extrait en question, mais dans l'original : « ce genre d'organisation est contraire au développement du mouvement prolétaire parce qu'au lieu d'instruire les ouvriers ces sociétés les soumettent à des lois autoritaires et mystiques qui gênent leur indépendance et faussent leur raison. » Ce qui est intéressant ici, c'est non seulement l'opposition aux sociétés secrètes, mais les arguments utilisés par Marx – qui vont à l'encontre de quelques mythes le concernant.
Source : Séance du 22 septembre, Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), tome I/22, Dietz Verlag Berlin, 1978, p. 737. Nous avons précédemment publié : « Entretien de Karl Marx avec J. Hamann » (Critique Sociale n° 1, octobre 2008 – teste intégral) ; « Les manuscrits de Marx sur la Commune de 1871 » (Critique Sociale n° 3, décembre 2008 – extraits commentés) ; et « Herr Vogt, de Karl Marx » (Critique Sociale n° 6, mars 2009 – extraits commentés et annotés).
« Marx - donne la lecture de la proposition suivante : "Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association Internationale est momentanément devenue impraticable en conséquence de l'intervention gouvernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se reconstituer sous diverses dénominations mais toute société secrète proprement dite est formellement prohibée." Par organisation secrète on n'entend pas parler de Sociétés secrètes proprement dites, qu'au contraire, il faut combattre. En France et en Italie où la situation politique est telle que le droit de réunion est un délit, les hommes auront des tendances très fortes à se laisser entraîner dans ces sociétés secrètes dont le résultat est toujours négatif. Du reste ce genre d'organisation est contraire au développement du mouvement prolétaire parce qu'au lieu d'instruire les ouvriers ces sociétés les soumettent à des lois autoritaires et mystiques qui gênent leur indépendance et faussent leur raison.
Il demande l'adoption de la proposition.
Vote : adoptée à l'unanimité. »
Source : Séance du 22 septembre 1871, MEGA I/22, p. 737. La résolution est adoptée par tous les délégués avec voix délibérative présents à cette séance, à savoir : Outine, Perret, Verrycken, Fluse, De Paepe, Steens, Coenen, Herman, Marx, Engels, Bastelica, Frankel, Serraillier, Lorenzo, Eccarius, Vaillant (on voit donc que de nombreux communards sont présents). La résolution est publiée en octobre par l'AIT dans Résolutions des délégués de la conférence de l'Association Internationale des Travailleurs (Imprimerie Internationale, Londres, 1871), avec une formulation légèrement différente : « Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association Internationale des Travailleurs est momentanément devenue impraticable, par suite de l'intervention gouvernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se reconstituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de section internationale sous forme de société secrète est et reste formellement interdite. » (MEGA I/22, p. 329).
Comme l’écrit Rébellion, « il s’agit alors de séparer le bon grain de l’ivraie. »
C’est Chose faite. A la question de rébellion : Marx fut-il, par ailleurs, sensible à la pensée ésotérique sous-jacente à l’idéalisme classique allemand ? Nous l’ignorons. »
Nous pouvons répondre clairement : non ! Il rejette tout ce qui est « mystique » et contraire à la raison.